Monsieur et cher confrère

Voila bien longtemps que je veux vous écrire et vous dire la joie que m’a fait éprouver votre dernier lettre. Mais—nous disons en francais que l’enfer est pavée de bonnes intentions—et je me suis laissé aller a ajouter une pierre au dallage du sejour infernal. Ma longue absence de l’année dernière m’avait laissé un tel arrière que j’en suis à peine sorti et entrainé d’une chose à l’autre, j’ai négligé bien des devoirs.

Votre lettre, je vous le répète m’a rendu bien heureux en me prouvant que nos dissentiments Scientifiques ne diminuerait pas la cordialité de nos rapports.² Je l’esperais bien du reste; car la noblesse de votre caractere qui se montre a chaque page de vos livres me rassurait d’avance. Oui j’ose le dire, nous cherchons egalement la vérité et cela seul doit établir entre nous des liens plus forts que les causes de division résultant de la différence dans nos manières de voir. Aussi je n’hésiterai pas à vous envoyer la nouvelle edition de mes etudes sur le transformisme, qui s’impriment en ce moment en un Volume.³ Vous les recevrez j’en suis certain dans le même esprit que me les fera envoyer

Je suis du reste très heureux que l’occasion se présente de montrer autrement que par des paroles toute l’estime que je porte a vos travaux. Nous avons à nommer un correspondant dans notre section de l’Académie des Sciences. J’en ai causé il y a quelques jours avec M. Edwards et j’ai vu avec joie que la même pensée nous était venue a tous les deux, celle de Vous présenter comme notre candidat.⁴ J’espère bien que nous serons soutenus par nos autres collegues; mais en tout cas, soyez sur que je serai auprès de l’Académie un avocat zélé et convaincu. Or, nos dissentiments mêmes, donneraient au besoin plus de poids a mes paroles et je ne doute pas de votre nomination. Le plaisir de montrer tout ce qu’il y a de valeur dans vos travaux, compensera un peu pour moi le regret que j’éprouve d’avoir été forcé de vous combattre sur certains points. Mais les choses en étaient venues a un dégré tel que je ne pouvais plus garder le silence sans paraitre abandonner mes convictions. Cette consideration seule, soyez en bien sur, m’a mis la plume à la main car je n’aime pas les controverses.

Recevez Monsieur et cher confrere l’expression de l’affectueux devouement de votre bien dévoué | De Quatrefages