Monsieur et cher maitre,

Vous avez dit quelque part qu’on peut être convaincu pour des raisons philosophiques de la filiation des espèces;² si vous n’aviez eu que ces raisons, il est probable que le Darwinisme ne serait pas né. C’est avec des arguments zoologiques et biologiques que le transformisme veut être soutenu— Vous ne trouverez donc pas étonnant qu’un philosophe de profession, dans une thè⁠⟨⁠se⁠⟩⁠ philosophique, garde sur ce point, une prudente réserve, et se borne à déclarer (p. 361) qu’il croit à l’universalité de la loi d’évolution.³

Votre impartialité tiendra compte aussi des conditions de milieu dans lesqelles se meut un français qui desire entrer à l’heure qu’il est dans les facultés de l’Etat. Je n’insiste pas sur ces conditions: elles sont pénibles à dire surtout vis à vis d’un étranger. Je puis affirmer seulement que dans aucune thèse présentée a la faculté des lettres de Paris on n’a encore été aussi loin que je l’ai fait dans le sens de l’évolution.⁴

J’ajoute que—quelles que soient les modestes objections que je me suis permis d’élever contre quelques unes de vos vues, et bien que je ne sois pas disposé à aliéner mon indépendance d’esprit—cependant je considère votre oeuvre comme la plus importante du siècle avec celles de Comte et de Spencer.⁵ Vous êtes pour moi comme pour la plupart de ceux qui etudient en Europe la psychologie zoologique, un maitre vénéré. Tu pater et rerum inventor.⁶ Mon essai est plein de votre nom; et tel chapitre n’est que le développement d’une page de votre Descent of Man.

Je n’ai pas voulu vous dire ces choses avant d’avoir obtenu votre jugement. J’ai pris la liberté de vous le demander, parceque trop longtemps retenu en effet dans les études littéraires et metaphysiques, je ne savais vraiment que penser de ma tentative pour parler le langage de la science. Je vous remercie vivement de votre réponse.⁷ Je regrette beaucoup d’avoir, bien involontairement en effet, altèré votre pensée. Je profiterai de vos remarques, je relirai vos écrits, et loin de rester indifférent à vos vues, je croirai toujours avoir progressé dans le mesure où je me serai inspiré de votre méthode.

Croyez-moi, cher Monsieur, votre dévoué, | A. Espinas | co-traducteur avec M. Ribot de la Psychologie de Spencer.⁸